ou : L’art funéraire est-il sexiste ?

Début des années 2000, je vivais à deux pas du cimetière du Père-Lachaise. Dès ma première promenade, j’ai été frappé par la suffisance affichée des bustes masculins, presque tous réalisés sur le même modèle. J’ai alors entrepris de photographier le statuaire féminin, en noir et blanc et en 6×6. J’ai déménagé peu de temps après, et un autre sujet a monopolisé mon attention dans le métro parisien.

Lors d’une interview, avant le confinement, j’affirmai que je ne poursuivrais pas ce travail. Mais j’ai parlé trop vite, j’ai de nouveau arpenté ce vaste cimetière avec l’envie d’illustrer la variété de la représentation féminine, telle qu’elle s’offre au flâneur (d’où l’emploi d’une optique « normale » qui correspond au mieux à notre perception de la perspective, comme d’où, finalement, des images en couleur après l’exploration du noir et blanc). 

Cette approche m’a amené à approfondir ma réflexion, tant lors des prises de vues que du développement. Mais, c’est moins la richesse des thèmes que le sexisme dans l’art funéraire qui en est ressorti.

La représentation masculine suit majoritairement trois règles : c’est un individu bien identifié, à l’âge de son plus grand mérite et situé dans son époque ; c’est un héros.
La représentation féminine suit quasi exclusivement ces trois autres règles : c’est une femme (avec ou sans visage) remplissant une fonction (mère, pleureuse, muse, etc.) en dehors de toute datation ; elle est intemporelle.

Cette photo résume ma démarche comme mon propos.  Elle réunit deux sépultures, le lien entre le buste et la pleureuse est donc fortuit. Cependant, cet angle est celui qui s’offre à qui fréquente l’allée qui les borde. Il en va de même pour toutes les photographies de cette série : une fois qu’on y prête attention, on découvre que l’art funéraire nous renvoie une image sexiste, conforme à nos préjugés. Mais comme le lieu est celui de la mémoire, cette vision s’avère davantage qu’un reflet, elle légitime cette conception.

Épouses. L’homme est assis, il trône sur son piédestal. Sa femme se hisse sur la pointe des pieds pour le gratifier d’un tendre baiser, caprice auquel il concède. La lumière qui se reflète sur la robe semble devoir ronger l’épouse. D’elle, on écrira qu’elle était Madame (ici, prénom de son mari, suivi du nom de son mari), née (ici, son prénom, suivi du nom de son père).
Mères. La maternité est illustrée par la présence de jeunes enfants (jamais par la grossesse), ramenant la sensualité à la conception, établissant la procréation et l’éducation comme finalité. Le statuaire des mères s’arrête à la puberté de leur progéniture. Plus âgées, elles retrouvent leur époux, absent de ces années constitutives de la famille. Ainsi, la paternité ne semble pas exister dans un cimetière, seul le rang de « père » est rituellement mentionné dans les hommages de filiation.
Madones. Figures du catholicisme, les madones rivalisent en nombre avec les crucifix. Elles sont représentées dans trois moments : jeune mère, mère pleurant la mort de leur enfant, intercesseur implorant. Hormis la sensualité, exclusion fondatrice de cette religion, elles sont l’archétype de la représentation des femmes.
Pleureuses. Pour cent pleureuses, combien de pleureurs ? Aucun.
La plupart n’ont pas de visage, un anonymat qui assimile la vie des femmes à une succession de fonctions — après « plaire », après « enfanter », il leur revient de « pleurer ». Hors ce cycle immuable, les femmes ne semblent pas dignes d’une vie propre, leur existence se limite au service de la lignée. 
Muses. La muse est une très jeune femme, parfois mineure, toujours dénudée ; l’artiste, lui, est déjà un vieux monsieur, au faît de sa gloire. Son regard domine son modèle, il n’accorde plus aucune attention à celle qui est censée lui avoir inspiré le meilleur de son œuvre. La gratitude est à sens unique, jusqu’à la dévotion, corps et âme.
Sensuelles. La sensualité est omniprésente dans le statuaire féminin, même dans un cimetière. La nudité est plus souvent suggérée (épaule ou pied nus, vêtement moulant), mais aussi montrée, seins et fesses, parfois dès l’enfance. Le corps se voile en fonction de l’âge, l’allaitement est le dernier prétexte d’exhiber la poitrine, avant que le visage disparaisse avec les pleureuses. Cette représentation idéalisée du corps des femmes propage un stéréotype sexuel et sexiste réducteur.

Brève présentation de mon exploration du noir et blanc au Père-Lachaise. 

Pour toutes les photos de ce site, tous droits réservés, aucune publication sans un accord écrit.