Sur la route que je prends pour rejoindre ma maison natale, les éoliennes sont rares, leur apparition assez récente. Les dernières ont été édifiées sur le court trajet de la gare voisine, où mon père venait me chercher. Nous nous promettions chaque fois de nous rendre au pied de l’une d’elles pour écouter, mais ne nous en sommes jamais accordé le temps. Cela m’a tourmenté après son décès, elles m’ont intrigué. Elles sont devenues un sujet de curiosité, de réflexion, d’introspection. Je ne suis pas sûr de ce que j’en pense. 

Éolienne d’Argentan, juillet 2022.
Éoliennes de Rânes (vues d’Argentan) 7 octobre 2020
Éoliennes d’Argentan 8 juillet 2020

Indéniablement, leur beauté me touche, avec leurs allures de géants qui agitent les bras. Elles évoquent les moulins de Don Quichotte, et je m’interroge sur l’illusion créée. Sont-elles vertueuses ? Ici, probablement ; mais plus loin ? Et, quand bien même, dans quelle mesure n’invitent-elles pas à consommer toujours davantage ?

Éoliennes d’Argentan 2 mai 2021
Éoliennes d’Argentan 29 avril 2021

Sur le plan esthétique, je ressens également quelque chose d’inapproprié, comme une intrusion dans ce paysage qui n’est plus le même. Mais alors, je me tourne vers les pylônes des lignes haute-tension qui strient cette campagne, vers les châteaux d’eau que nous ne remarquons plus. D’ailleurs, les poteaux des lignes téléphoniques qui bordaient les routes départementales disparaissent peu à peu, silencieusement. Me revient alors le souvenir des éoliennes agricoles, ces petites structures métalliques aux silhouettes ajourées dédiées au contre-jour, qui puisaient l’eau des sources pour le bétail, qui ont été remplacées – ou devrais-je dire : effacées – par des pompes électriques. 

Éoliennes d’Échauffour 9 novembre 2020

Certes, cette région où je retourne plus régulièrement après vingt ans d’éloignement n’a jamais cessé de se redessiner, sa métamorphose m’apparaît plus brusquement, voilà tout. En suis-je plus heureux ? L’accepter ou s’indigner ? 

Éoliennes de Gasprée (vues d’Aunou-sur-Orne) 24 mars 2021

Par moments, quand je photographie les éoliennes, j’ai l’impression d’accompagner Walter Evans, d’avoir été déplacé jusqu’aux États-Unis dans les années trente, de m’intéresser à cette prolifération de signes de modernité si vite usés, promesses non tenues. Parce que je compare le monde que je regarde aux images qui en ont été prises, ou parce que la domestication de notre environnement nous conduit à nous ressembler tous – nos campagnes comme nos plus modestes centres-ville ?

Éoliennes d’Argentan 2 mai 2021
Éoliennes d’Échauffour 9 novembre 2020

Et cependant, ces éoliennes me fascinent. Peut-être aussi parce qu’elles connaissent deux sortes de mouvements. Celui des palmes, bien sûr, au nombre de trois. Cette répartition compose en soi une figure géométrique riche de sens, celle du Y – un homme levant les bras pour embrasser le monde, ou les ailes d’un aigle majestueux qui plane ? Quand leurs positions se coordonnent, s’en dégage un effet de foule, une harmonie puissante. D’autres fois, elles forment des rouages titanesques, comme des menaces extraterrestres ou d’envahissantes mécaniques.

Éoliennes d’Échauffour 20 février 2021
Éoliennes de Gasprée 11 décembre 2020

Le second est celui des teintes. Leur blanc éblouissant vire facilement au gris confus, d’une relative discrétion sur fond de nuées. Parfois, une seule palme capture la lumière. C’est alors comme le vol des vanneaux qui s’élèvent d’un pré, offrant une alternance saisissante tout en noir et blanc contre un ciel orageux, une vision récurrente de mon enfance, jumelles rivées au front.

Éoliennes de Gasprées (vues d’Aunou-sur-Orne) 24 mars 2021

Et c’est peut-être cela, le plus étrange, que ces éoliennes soient devenues si rapidement familières. S’y mêlent la fierté d’appartenir à l’espèce qui permet de telles réalisations, la perspective que nous maîtrisons assez l’avenir pour nous y autoriser. Cela suffit presque à justifier ces mutations, présentées comme inexorables. Mais, à force de s’y habituer, que ne voit-on plus ? Qu’a-t-on oublié de ressentir ? 

Éoliennes d’Échauffour 20 février 2021

Les éoliennes continuent de m’émerveiller, mais je ne chevauche pas pour les détruire ni les célébrer. Au contraire, je m’arrête, je m’approche, je prends le temps de les regarder. Sur place, mais aussi après, quand j’examine les indices rapportés que sont ces clichés. Une posture animale : il y a là quelque chose que je ne comprends pas. De quoi sont-elles le séduisant reflet ?

Éoliennes d’Argentan 2 mai 2021