Persuadé que lire ne doit pas rester un privilège, j’ai créé « tous lire », qui se voulait  un laboratoire éditorial à destination des enfants qui ont du mal à lire ou qui n’aiment pas lire. Pour eux, nous avons tenté de repenser le livre, conjointement sous tous ses aspects; le texte, la mise en page, la structure même du livre. Avec, pour ambition, de rendre ces premières expériences de lecture fluides, évidentes et prenantes.
Il ne s’agissait pas de publier mes propres histoires, mais de retravailler les contes traditionnels, ceux qui occupent une place de choix dans notre imaginaire. Autant ancrer la découverte de la lecture dans le socle de notre patrimoine littéraire.


Dans ce cadre, j’ai déconstruit et reconstruit plusieurs version de ces contes, en fonction de l’expérience de lecture (dans l’optique d’une lecture progressive). J’ai ainsi repris des contes de Charles Perrault et réuni les versions les plus évoluées de cette réécriture sous le titre de Les Contes de ma mère l’Oye en français d’aujourd’hui. La version numérique de ce texte est en diffusion libre.

Les Contes de ma mère l’Oye en français d’aujourd’hui

 

Ce qui n’a pas été changé

Les histoires sont rigoureusement celles de Perrault, elles ne sont ni affadies ni transposées. Le style reste classique, bien que parfaitement accessible. Certaines expressions emblématiques ont même été conservées (« Tire sur la chevillette et la bobinette cherra… »), mais leur équivalent contemporain est proposé en notes interactives. Les morales, toujours versifiées, ont toutes été réintégrées.

Ce qui a été changé

La réécriture a porté sur le vocabulaire et les tournures de phrases, la concordance des temps. Perrault effectuait régulièrement des corrections sur le contenu, Jean-Claude Marguerite a fait de même pour quelques éléments incohérents (la citrouille doit-elle vraiment être transformée en carrosse dans un grenier ?), des précisions inutiles (au détour d’une phrase, un des frères du Petit Poucet apparaît « rousseau comme sa mère ») ou obsolètes (pour travailler, nos cuisiniers les plus élégants ne se coiffent plus de peaux de bêtes).

« Il estoit une fois… »

Voici la postface de l’édition actuelle :

Le 11 janvier 1697 paraissaient les Histoires ou contes du temps passé, avec des moralités, dont le second titre, mentionné au dos de l’ouvrage, était Les Contes de ma mère l’Oye. Leur auteur est âgé de 67 ans et signe ce recueil sous le nom d’un de ses fils. Il faut dire que Charles Perrault est un homme de lettres réputé, connu pour être l’adversaire farouche de La Fontaine, Boileau et La Bruyère dans la querelle des Anciens et des Modernes qu’il a initiée. Après un succès éphémère auprès d’un public mondain, ces huit contes sombrent dans l’oubli.
Ce n’est que vers la seconde moitié du XIXe siècle que Les Contes de ma mère l’Oye renouent avec la faveur des lecteurs, notamment avec l’édition illustrée par Gustave Doré, en 1861. Cependant, le texte a été remanié, la langue ayant trop évolué. Ainsi, les termes surannés se trouvent expliqués dans des notes en bas de page, mais aussi des personnages ou des détails ont été supprimés, ainsi que certaines « moralités », modifiées.
Une nouvelle adaptation est publiée en 1902, réalisée par Féron et calquée sur la précédente. Et, depuis, aucune autre. C’est désormais la version la plus commune en librairie.
Mais, cent vingt ans plus tard, la langue a de nouveau considérablement vieilli. Elle reste belle, agréable, mais aussi désuète, un peu lourde, parfois obscure. Elle n’est plus tout à fait la nôtre. Cette ancienneté ne la rend pas illisible pour un lecteur aguerri. Mais pour les autres ? Jeunes lecteurs. Parents et grands-parents en faisant la lecture, mais ne comprenant pas eux-mêmes un mot, une phrase, une allusion dont on leur réclame l’explication. Étrangers explorant ce singulier français.
D’ailleurs, à l’école, les études de texte qui en sont proposées s’attardent volontiers sur leurs tournures démodées et le vocabulaire obsolète. En privilégiant ainsi l’archéologie littéraire, cette approche laisse le souvenir très scolaire d’un texte peu engageant, d’un français difficile, réservé à d’autres, et de peu d’intérêt. Or, l’enjeu de ces contes n’est pas linguistique, leur lecture doit se faire au profit du sens.
Ces contes, Perrault ne les a pas inventés, il les a recueillis. S’il avait cité ses sources, il aurait été considéré comme le tout premier collecteur de traditions orales, bien que d’autres, avant lui, avaient transcrit certaines de ces histoires. Perrault a fixé, pour une classe plus bourgeoise que populaire, les contes que les mères-grands (ou l’emblématique mère l’Oye) racontaient aux enfants, ou qui se disaient lors des veillées. Et ses moralités en proposaient son interprétation, à la manière dont La Fontaine concluait ses Fables.
Ce recueil, à son tour, a formé la matière de la transmission des contes de fées, s’ouvrant à un public plus large. Ces textes ne sont pas pour autant figés. Ils ne constituent pas une fin, mais une invitation. La base d’une réflexion, l’occasion d’un débat, d’un dialogue lorsqu’ils sont lus aux enfants. Les jeunes lecteurs doivent être accompagnés dans la découverte des contes de fées, car l’apprentissage de la lecture ne se résume pas à décrypter des signes, mais bien à comprendre, à se construire.
La valeur des Contes de ma mère l’Oye n’est pas dans le divertissement.
Aussi, quand Hollywood pille notre patrimoine littéraire et le dénature pour le plier aux exigences de son commerce, il y a urgence à se souvenir que ces histoires sont l’héritage d’une longue tradition. Que ces contes de fées sont ancrés dans notre imaginaire collectif. Qu’ils sont indispensables à notre éveil, à l’apprentissage du monde et à la domestication de nos peurs.
Un seul exemple : en première lecture, il est tentant de déduire que Le Petit Chaperon rouge n’est qu’une mise en garde des jeunes filles envers les beaux parleurs. Et la fin heureuse des frères Grimm renforce cette perspective affadie. Pas dans le conte rapporté par Perrault, sa morale est sans équivoque. Avec lui, c’est le Loup qui gagne et qui s’en tire sans dommages, après avoir, littéralement, mené la jeune ingénue dans son lit, mais aussi après avoir tué sa grand-mère. Transposons ce conte en nous inspirant d’un sujet contemporain : le fanatisme, qu’il soit politique ou religieux. C’est bien d’endoctrinement dont il est question. Ce conte est nécessaire, car il s’adresse à tout jeune (« peu instruit encore des ruses de ce monde », insiste-t-il dans Le Chat botté), le plus tôt possible, pour le mettre en garde contre la docilité adolescente à épouser les thèses nouvelles, son aspiration naturelle à suivre son propre chemin, à considérer comme vérité toute découverte, à se laisser duper jusqu’à provoquer le malheur autour de soi.

En transcrivant des contes, Perrault a d’abord procédé à des regroupements, des arrangements. Ensuite, à plusieurs reprises, il est revenu sur son propre manuscrit pour l’alléger. Il a ôté des références à d’autres histoires, des détails superflus. Il aurait pu poursuivre dans cette voie, par exemple en modifiant le titre du conte Les Fées, puisqu’il n’en a conservé qu’une.
J’ai entrepris de les réécrire une première fois pour les enfants qui ont du mal à lire, selon des critères spécifiques aux difficultés d’apprentissage de la lecture. Après avoir ainsi déconstruit puis reconstruit plusieurs contes populaires, je me suis demandé ce qu’il adviendrait de ces jeunes lecteurs lorsqu’ils ouvriraient un « vrai » livre, à la recherche d’un autre conte de fées… L’écart m’a semblé tel que j’ai redouté qu’il les dissuade de persévérer. Il devenait urgent de dépoussiérer ces textes.
Je n’ai rien ajouté, j’ai usé d’analogies, j’ai préservé autant que possible le style classique, je n’ai supprimé que quelques termes ou simplifié des tournures complexes qui faisaient obstacle au plaisir de lire. Je n’ai pas déplacé ou remplacé un mot, corrigé les temps, ôté ou inséré une virgule sans me demander si c’était justifié, pertinent, vraiment nécessaire, si je restais fidèle à Perrault.
Cette démarche, je l’ai également appliquée à certains détails du texte, qui se rapportaient soit à des incohérences (la marraine de Cendrillon transforme la citrouille en carrosse dans la chambre de Cendrillon, située au grenier ; certains illustrateurs ont respecté cette instruction, quitte à représenter un carrosse miniature), ou encore des précisions inutiles (que nous apporte d’apprendre soudain qu’un frère du petit Poucet se nomme Pierrot et qu’il est « un peu rousseau » comme sa mère, informations étrangères à l’intrigue ?), voire d’une époque révolue (nos cuisiniers, même les plus élégants, ne portent plus une peau de bête sur la tête, en en laissant pendre la queue sur leur épaule, comme indiqué dans Riquet à la houppe).
En revanche, j’ai réintégré des éléments disparus lors de la dernière révision de ce recueil (comme la présence de la princesse dans le carrosse du Chat botté, ou les échanges de la princesse et du prince dans La Belle au bois dormant).
Et j’ai rétabli les morales.
Après ces remaniements, qui connaît bien Les Contes de ma mère l’Oye ne devrait pas être dépaysé. Mais ce n’est pas pour eux que j’ai osé cette actualisation.
L’imaginaire littéraire est un arbre charmant aux ramages fluctuants, mais l’arbre dépérit si l’on néglige ses racines. Si j’ai souhaité rendre ces contes de fées accessibles au plus grand nombre, c’est afin de restituer pleinement la force qui leur a permis de traverser le temps, cet élément essentiel qui nous touche intimement et qui est aussi l’âme de la littérature : la magie de l’émerveillement.